Dans cette interview accordée à RFI et France 24, le Sénégalais Abdoulaye Bathily, représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU en Libye, regrette que le Parlement libyen – la Chambre des représentants, basée à l’Est, et le Haut Conseil d’État, basé à Tripoli, à l’Ouest – « traîne des pieds » pour aller aux élections. Il présente également l’état préoccupant et alarmant de la Libye au plan sécuritaire.
Monsieur Abdoulaye Bathily, il y a un mois, vous avez présenté au Conseil de sécurité des Nations unies, une nouvelle initiative pour tenter de sortir enfin de l’impasse libyenne. Cette initiative prévoit notamment des élections présidentielles et législatives d’ici la fin de l’année 2023. On se souvient qu’en 2021, des élections devaient se tenir, mais tout a été bloqué en raison des tensions entre le camp de l‘Est et celui de l‘Ouest. Or ces tensions n’ont pas disparu. Pourquoi espérez-vous que cette fois, ça va marcher ?
Abdoulaye Bathily : Je pense que, cette fois-ci, il faut le dire, la plupart des acteurs libyens sont décidés à aller aux élections, veulent aller aux élections. Et en réalité, il n’y a que quelques responsables en position institutionnelle qui ne veulent pas des élections, ou tout au moins qui traînent les pieds. Et il faut créer les conditions pour que la question électorale ne reste pas entre les mains de cette minorité qui bloque, mais que la question électorale concerne l’ensemble des segments de la société.
Il y a l’institution législative, la Chambre des représentants et le Haut conseil d’État qui ont en charge la partie législative. Mais il faut dire que, depuis un an, ces deux Chambres n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la base constitutionnelle et sur la base des lois électorales. Mais récemment, elles sont venues avec une proposition, c’est-à-dire l’amendement constitutionnel n°13, sur lequel je n’ai pas d’objection majeure. Mais il faut le dire, il y a d’autres questions importantes qui restent à régler : la question par exemple des lois électorales, la question de l’éligibilité des candidats.
Abdoulaye Bathily, arrêtons-nous sur ces deux assemblées législatives dont vous venez de parler et qui « trainent des pieds », comme vous dites. Elles sont rivales, l’une à l’Est, l’autre à l’Ouest. Mais elles sont toutes les deux d’accord sur un point en effet, elles ne veulent pas de votre plan. Elles vous accusent d’ingérence. Est-ce qu’elles ne cherchent pas surtout en réalité à « jouer la montre » pour empêcher toute élection afin que chaque député, chaque sénateur puisse garder son siège le plus longtemps possible ?
A.B. : Il n’y a pas d’ingérence de notre part. Qu’est-ce qu’il y a de notre part ? Il y a un appel à la responsabilité, responsabilité politique, responsabilité morale, responsabilité aussi légale. Parce que ces deux Chambres ont perdu leur légitimité dès lors qu’elles ont été élues respectivement en 2012 et 2014. Et depuis lors, aucune élection n’a mis en jeu leur mandat. Et par conséquent, la prolongation de cette situation intérimaire évidemment les arrange sans doute, mais n’arrange pas la majorité des Libyens qui veulent aujourd’hui, après s’être inscrits massivement sur les listes électorales, que des institutions légitimées par les urnes soient mises en place.
Et aujourd’hui, il s’agit justement de faire en sorte que la question électorale soit étendue à d’autres segments de la société qui interviennent sur ce processus. C’est dans ce sens-là que, depuis quelques mois déjà, j’ai engagé les consultations et la négociation, non seulement avec les partis politiques, mais aussi les groupes de femmes, les groupes de jeunes, mais également les groupes sécuritaires.
La situation sécuritaire en Libye est très préoccupante. Ce sont des institutions sécuritaires qui sont fragmentées : il y a les miliciens, il y a les groupes armés, il y a des mercenaires. Il y a toute une situation préoccupante qu’il faut aussi régler pour que les élections se tiennent. Or jusqu’ici, le débat électoral ne tient pas compte de cette dimension-là.
J’ai déjà engagé, grâce au soutien du Comité militaire 5+5 [5 membres du gouvernement libyen légitime et 5 membres des forces de Khalifa Haftar, Ndlr], des pourparlers, des discussions, et même des négociations avec des groupes armés de l’Est et de l’Ouest qui sont d’accord pour participer à la sécurisation du processus électoral. Et je continue cette discussion-là. Dans les prochains jours, je vais également aller dans certains pays voisins de la Libye, à la frontière, au Soudan, au Tchad, au Niger. Un comité de liaison sous l’autorité du Comité militaire conjoint 5+5 a été mis en place.
Il faudra discuter avec les autorités de ces pays également sur la question des mercenaires, sur la question des groupes armés, en particulier dans la région Sud. Donc, aujourd’hui, il s’agit de créer les conditions pour que la question électorale dépasse les rivalités, les débats internes à ces deux Chambres qui ne veulent pas avancer. Il s’agit que la société libyenne, qui aujourd’hui en a marre de ces groupes de politiques qui veulent conserver leurs sièges, il s’agit que cette société libyenne puisse avoir l’occasion d’ouvrir une nouvelle perspective pour le pays.
Abdoulaye Bathily, parlons maintenant de l’exécutif. À Tripoli, le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah a plutôt bien accueilli votre initiative. Mais est-ce le cas de son rival Fathi Bachagha ? Et à Benghazi, est-ce que l’homme fort, le maréchal Khalifa Haftar est d’accord ? On le dit assez réservé ?
A.B. : Ces derniers jours, j’ai pris contact avec tous ceux que vous venez de nommer : le Premier ministre Abdel Hamid Dbeibah à l’Ouest, le maréchal Khalifa Haftar. Et je suis en contact permanent avec ce dernier : il est pour les élections, il est pour mon initiative. J’ai pris contact avec Fathi Bachagha, l’autre Premier ministre qui est à l’Est également, il m’a dit très clairement qu’il est pour les élections.
Donc, aujourd’hui, il faut le dire, la plupart des acteurs, y compris le conseil présidentiel qui a également apporté son soutien à cette initiative, vont dans le sens vraiment de sortir le pays de l’impasse. C’est ceux qui veulent perpétuer la situation actuelle, qui veulent bloquer. Mais, je dois dire que l’écrasante majorité de la population libyenne voudrait que les élections puissent se tenir et nous maintenons le cap dans ces conditions.
L’une des causes de l’annulation des élections de 2021, c’est la querelle, vous le savez bien, sur la question d’éligibilité à la présidentielle. Et pour dire les choses simplement, le camp de l’Ouest veut interdire la candidature d’un militaire et d’un binational.
Or, il se trouve que l’homme fort de l’Est, le maréchal Haftar, est non seulement un militaire mais un binational, Libyen et Américain. Le Premier ministre de Tripoli, Abdel Hamid Dbeibah, vient de déclarer : « Il est inacceptable de voir revenir un régime militaire ». Est-ce qu’il n’y a pas un blocage de ce côté-là ?
A.B. : Ce qui est clair, c’est que les Nations unies sont pour des élections inclusives. Dans l’état actuel de la Libye, il n’est pas acceptable que des candidats puissent être, pour des raisons politiques, écartés de l’élection présidentielle. Cela porterait un grave préjudice à l’unité territoriale du pays, cela porterait un grave préjudice à la société libyenne.
Aujourd’hui, une telle prise de position nous amènerait à une situation non seulement de blocage, mais à une situation d’aggravation de la crise. Une crise qui déjà a des conséquences néfastes pour tous les pays frontaliers de la Libye. Je pense au Sahel, à tous les pays du Sahel qui subissent les conséquences de cette crise libyenne et du vide sécuritaire. La Libye est un marché d’armes à ciel ouvert, une sorte même de supermarché.
On sait que les Américains cherchent une solution en Libye. On sait que les Russes jouent aussi un rôle très important en Libye. Ils soutiennent notamment à l’Est le maréchal Haftar. Donc, en fait, pour trouver une solution, il faut quand même que les Américains et les Russes s’entendent. Or depuis un an, depuis la guerre en Ukraine, ils sont à couteaux tirés, c’est le moins qu’on puisse dire, est-ce que cela veut dire que vos efforts sont voués à l’échec, comme cela a été le cas pour tous vos prédécesseurs ?
Jusqu’ici, je dois dire que le tour que j’ai fait, de tous les pays concernés par la crise libyenne, montre qu’en réalité, il y a une volonté exprimée des uns et des autres de participer à la solution de la crise. Je suis allé dans tous les pays voisins, aussi bien en Turquie, au Qatar, aux Émirats arabes unis, en Égypte, en Algérie, au Maroc, et bien entendu en Tunisie, mais également dans tous les pays européens :
l’Italie, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Russie, je suis allé à Moscou. Et le message que j’ai donné à tous ces pays, c’est que oui, les uns et les autres sont concernés par ce qui se passe aujourd’hui en Libye, mais il est important qu’on donne la chance au peuple libyen de forger son destin à travers des élections libres, démocratiques et transparentes.
Et ce qu’on m’a répondu, c’est que, effectivement, il y a un accord sur cela parce que la prolongation de cette crise porte en germe l’aggravation de la crise non seulement en Afrique, mais également dans toute la région de la Méditerranée. Et bien entendu, il faut mettre fin à cette situation avant que la crise ne prenne de nouvelles proportions internationales. Parce que je dis que, s’il y avait une Coupe du monde en politique, la Libye serait qualifiée automatiquement, parce que beaucoup de pays sont déjà en train de jouer sur ce terrain, il faut mettre fin à ce jeu.
N.B : La titraille est de « Le Monde Actuel »
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