Exclusif / Gnaza Daniel, artiste tradi-moderne : « Le Zouglou et le Coupé-décalé sont des branches de l’Alloukou »

Gnaza Daniel est un artiste-compositeur, chanteur et danseur tradi-moderne ivoirien des années 1970-1980, Promoteur de l’Alloukou, il retrace dans cette interview exclusive l’historique de ce rythme traditionnel  qu’il a fait connaître au grand public des mélomanes ivoiriens et au-delà. Il révèle également le lien existant entre l’Alloukou et les rythmes urbains ivoiriens, le zouglou et le coupé-décalé.

 

Le Monde Actuel : Que signifie Alloukou et quelle est son histoire ?

Gnaza Daniel : Alloukou  veut dire« chez nous» en langue Bété, du centre ouest de la Côte d’Ivoire. Quant à la danse, c’est l’Alloukou, donc la danse de chez nous. L’alloukou a une grande histoire. Si on doit raconter, développer son histoire, on prendra toute une journée entière. Autrefois, les Ivoiriens dansaient la danse Soukouss du Zaïre (aujourd’hui RDC).  Il n’y avait rien comme danse ivoirienne à l’époque. On était tous plongé dans la danse Soukouss. J’ai découvert une danse chez nous, un jour de 1964, qui ne s’appelait pas encore Alloukou.  L’appellation Alloukou a vu le jour, le 19 janvier 1971 à Abidjan. C’est un chauffeur de bus qui s’interrogeait pourquoi les gens dansaient ce rythme bien de chez nous habillés en cravate. C’est lui qui a donné le nom Alloukou. Il a demandé qu’on ôte la cravate pour exécuter la danse de chez nous appelée l’Alloukou en se servant du « bissa et le yagblé » (la queue de bœuf et la tenue de danse traditionnelle). C’est ce jour-là que je me suis dit que ce monsieur a donné un nom à ma danse venue tout droit de chez nous et baptisée donc désormais l’Alloukou. Il est même aussi à la base du Zouglou.

Quand et comment êtes-vous venu à l’Alloukou ?

Je disais tantôt que c’est en 1964.  Revenant d’un « titê », une fête populaire traditionnelle en pays Bété ; j’ai fait escale dans un village où une danse traditionnelle se déroulait pendant que nous dansions autre chose venue d’ailleurs. Des jeunes de ce village dansaient un rythme qui m’a intéressé. Je me suis dit, cette danse-là, il me faut la développer chez moi. C’est ainsi que je l’ai importée alors qu’elle ne s’appelait pas encore Alloukou.

Pouvez-vous expliquer comment l’Alloukou s’est imposé dans la région Bété et au-delà ? Et qu’aviez de plus que les autres artistes de ce rythme et qui vous a donné la notoriété dont vous jouissiez ?

L’Alloukou s’est imposé parce qu’il n’y avait pas une danse ivoirienne populaire à cette époque. Il n’y avait que le Soukouss des Zaïrois et les Ivoiriens ont aimé et adopté l’Alloukou parce qu’on avait soif d’une danse nationale à nous. Et qu’on ne devait plus se noyer dans la danse des autres. Ce sont les Ivoiriens eux-mêmes qui ont décidé de ne plus consommer les danses des autres. Je n’avais qu’un seul concurrent à cette époque, le Ziglibity d’Ernesto Djédjé.

Ce que j’avais de plus que les autres, c’est la danse. Celui qui veut faire comme moi, il aura beaucoup à apprendre. Parce que chacun a son étoile. C’est Dieu qui m’a donné ce don. Mes parents ne dansaient pas comme que je fais. Mon père et ma mère ne chantaient pas non plus. Je ne sais pas comment c’est arrivé à moi.  Dans le « titê», il y a divers rythmes de danse. Mais il n’y avait pas l’Alloukou dedans. Il y a les tibrêlê, tiléyiri, tigba, blèssou, zouh, blèssou… .  L’Alloukou est un arbre qui a des branches de plusieurs danses, Chacun peut y prendre ce qu’il veut. Le Gbégbé est la base de l’Alloukou. Or, il se danse doucement au clair de lune. C’est comme le Zouglou. C’est aussi une branche de l’Alloukou. Le « Coupé décalé », je le faisais déjà à l’époque. Quand je dansais, je coupais. Je présentais dans ma danse l’image de quelqu’un travaillant au champ avec une machette. Je coupais les lianes, j’enlevais les fourmis dans mon dos. C’était les mêmes gestes du « Coupé décalé ». Et c’était déjà donc le « Coupé décalé ». Je dansais tous les rythmes cités plus haut. Tout çà avec mes propres pas de danse. Dans la danse, quand tu me prends par la bouche, moi je te prends par les pieds.

Quels sont vos meilleurs souvenirs de l’époque ?

Les meilleurs souvenirs ? Il y avait plutôt trop de mauvais souvenirs. Au moment où mon père mourrait, je n’avais pas un centime sur moi. Je pleurais. J’étais allé voir les relations que l’Alloukou m’avait créées. A mon retour, ma maison était remplie de riz, boisson, poisson… de tout. Des gendarmes, militaires gradés comme subalternes d’Agban se sont mobilisés pour dresser des bâches et des chaises sur la place des funérailles. Il y avait des ministres, des élus et diverses personnalités. Tous m’ont accompagné au village.  C’est le fruit de l’Alloukou. Sinon qu’est-ce que j’allais faire ? Ce sont mes meilleurs souvenirs çà. Kokobo Bernard avait fait une chanson qui a fait pleurer tout le monde à l’occasion. Il était mon conseiller et mon chef d’orchestre à cette époque.

Vous avez quitté la Côte d’Ivoire pour l’Europe. Pourquoi avez-vous abandonné l’Alloukou  pour aller en aventure ?

Non, je n’ai pas abandonné l’Alloukou. On n’abandonne pas sa maman et son papa. C’est l’Alloukou qui m’a emmené en Europe. Il faut le reconnaitre. J’y suis allé trois fois et la quatrième fois, je me suis dit je ne retourne plus au pays parce que je ne sais pas s’il y aurait une cinquième fois. J’ai fait un accident ici avec tous mes instruments. Je ne jouais plus. Et un jour, je suis allé voir Ernesto Djédjé pour jouer avec lui dans son orchestre. C’était à Abobo. Mais, ce qu’il m’a dit m’a touché. Il m’a dit s’il m’acceptait dans son orchestre, c’est comme s’il coupait un pied à la culture ivoirienne. Il a dit qu’il m’a trouvé dans une danse qui est l’Alloukou qui est d’ailleurs plus forte que ce qu’il  fait. Il a plutôt demandé que je lui prête mon tumbiste, Bel Ami, et il pourrait alors lui remettre un peu d’argent chaque fois pour m’acheter à manger. Et je le lui ai donc prêté. On était seize musiciens vivant dans la même maison  d’une cour fermée à Abobo. J’ai l’intention de revenir définitivement au pays. Je suis en train de voir comment rentrer avec l’aide mon ami et frère Bernard Kokobo, administrateur au BURIDA.

Quel état des lieux faites-vous aujourd’hui de l’Alloukou, plus 50 ans après, avez-vous l’intention de la ressusciter ?

Dieu qui permet tout peut la ressusciter. Depuis que je suis là, vous êtes le seul organe de presse à qui j’accorde une interview. Je vous en remercie. Pour l’état des lieux, c’est trop loin de moi.

Quel regard portez-vous sur les différents rythmes tradi-modernes nés après votre départ de la Côte d’Ivoire ?

J’étais là quand les jeunes artistes se réclamaient créateurs de musiques tradi-modernes. Créateurs à partir de l’Alloukou.  Moi, j’en suis content.  Le tradi-moderne, c’est moi Gnaza Daniel qui l’a créé.  J’ai commencé à développer le tradi-moderne avant qu’ils ne viennent.  Je chantais sans guitare, sans batterie.  Je jouais entre deux tam-tams et il a été ajouté le « dogba » par mon ami Daplè Franco qui jouait déjà à la guitare avec un frère qui s’appelait Zokou. C’est comme le « tèmalèz ». C’est un nom donné à partir du son qu’il dégageait. Sans cette sonorité , l’Alloukou n’était pas achevé. Au fur et à mesure, des instruments modernes ont été associés aux traditionnels. Concernant les critiques, je n’en ai pas réellement, parce que je disais qu’il fallait améliorer l’Alloukou. Je préfère les féliciter. Ils ne sont pas obligés de copier exactement ce que je fais. Quand tu mets un grain de riz dans la terre et que cela donne beaucoup d’autres grains, tu dois être content. S’il n’y avait pas un seul élément Alloukou dans ce qu’ils font, c’est bien là que je pouvais dire quelque chose. Mais, ils puisent déjà dans la base de l’Alloukou. Je ne peux donc pas les critiquer, car il y a du Gnaza dans ce qu’ils font. Au contraire, je dois les encourager.

Quels sont vos projets artistiques à court, moyen terme et long terme ?

Dans l’immédiat, je dois sortir un album avant la fin de l’année, afin que je ne me fasse pas encore oublier. Aux jeunes qui disent ce vieux-là, qu’ils sachent qu’ils seront un jour vieux aussi. Plutôt approcher le vieux pour bénéficier de ses conseils. Je demande à ces jeunes-là d’honorer leurs pères et leurs mères. Je leur conseille de s’éloigner de la cigarette et de la drogue, de cultiver en eux le respect et de faire attention quand ils disent aux autres.

Interview réalisée par Marcel Zokou  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Laissez une réponse

Votre email ne sera pas publié