Sa substance originelle à fois contestataire et politique ont fait du zouglou un genre pleinement connecté à la société ivoirienne et à ses états d’âme. Depuis son apparition au début des années 1990 dans les milieux estudiantins, cette musique portée par Magic System sur la scène internationale a traversé les crises et résisté à ses errements comme aux autres modes. Douzième volet de la série consacrée au grands courants musicaux d’Afrique sur RFI Musique.
Abidjan, 1999. L’arrangeur David Tayorault, très sollicité par les groupes ivoiriens en vogue à l’époque, se rend compte qu’il a oublié la souris de son ordinateur au studio où il travaille, à Cocody, et décide de passer la récupérer au milieu de la nuit. À son arrivée, il trouve devant le bâtiment quatre jeunes qui l’attendent, assoupis sur des nattes de fortune. Tout à coup, il réalise que, plus tôt dans la journée, il leur avait effectivement donné rendez-vous. Désolé de son oubli, il les fait donc entrer. Ainsi nait dans cet instant improbable le tube Premier Gaou de Magic System, dont les paroles n’ont jamais été écrites, comme le rappelle le chanteur A’Salfo dans l’ouvrage biographique Magic System – Le mystère Premier Gaou de Guillaume Vergès, qui raconte ce moment clé.
L’histoire du zouglou débute officiellement en 1990, soit une douzaine d’années avant de faire irruption en Occident grâce à Magic System et au remix du Premier Gaou réalisé en 2002 par le deejay français Bob Sinclar. En réalité, il faut remonter un peu plus loin pour trouver les premiers signes de sa genèse, en particulier dans le cadre des compétitions et matchs organisés par l’Office ivoirien des sports scolaires et universitaires. « Tous les ans, pendant de longs mois, les athlètes des différents collèges et lycées sillonnent le pays pour affronter leurs adversaires. Pour tromper la fatigue sur les longues pistes à parcourir, ils chantent à tue-tête et tapent sur tout ce qui produit du bruit. Ils piochent dans le répertoire populaire et créent des textes pour vanter les mérites de leurs équipes. Des talents d’animateur se distinguent […] On s’équipe de percus, de cloches et on se dote d’un groupe exclusif d’animation », explique Soro Solo dans le volume Côte d’Ivoire : le pari de la diversité de la revue Africultures en 2003. Des cars aux stades, la formule se répand dans le pays en même temps qu’elle se codifie et prend l’appellation d’ »ambiance facile » ou « wôyô » – voire les deux expressions accolées.
Une musique contestataire de la jeunesse ivoirienne
Si la formation Système gazeur est la première à s’illustrer sur le terrain du zouglou avec un album dès 1989, le phénomène prend une autre ampleur avec Les Parents du campus et son leader, Didier Bilé, considéré comme l’un des fondateurs du mouvement. Le terme « zouglou » existe déjà lorsque le jeune bachelier de Grand-Bassam débarque à Abidjan à la cité universitaire de Yopougon. En baoulé, il désigne les ordures, mais son emploi fait en référence aux conditions dans lesquelles sont logés les étudiants, population qui joue un rôle central dans le développement du zouglou. Avec son djembé, le soir, Didier Bilé commence à décrire la réalité de la situation estudiantine, rejoint petit à petit par d’autres locataires qui le soutiennent aux chœurs.
Dans le développement de cette musique encore embryonnaire, dont on dit qu’elle a ses racines dans un style traditionnel baptisé aloukou, le contexte a son importance. Sur le plan économique, le « miracle ivoirien » entre en crise. Les coupures d’électricité dans les résidences universitaires mettent les étudiants dans la rue en 1990, point de départ d’un mouvement populaire qui a contraint quelques mois plus tard le président Houphouët-Boigny, au pouvoir depuis 1960, à restaurer le multipartisme. Mais son autorité est de plus en plus contestée par cette jeunesse contestataire. En 1991, une intervention musclée menée par les militaires a lieu dans la cité où réside Didier Bilé, secouant à nouveau le pays.
Cette même année, la chanson Gboglo koffi, sur le premier album des Parents du campus, offre un succès inaugural à ce qui passe pour être la première musique moderne authentiquement ivoirienne, dans un pays qui ne manque pas de talents artistiques, mais n’a jamais encore été en mesure d’imposer un style endémique hors de ses frontières (la disparition prématurée d’Ernesto Djedje en 1983 a eu raison du prometteur ziglibithy).
Messages en nouchi
Dans la foulée, de nombreux groupes font parler d’eux durant la dernière décennie du XXe siècle qui installent en profondeur le zouglou dans le paysage musical local : les Poussins Choc, Zougloumania, Esprit de Yop, Les Garagistes… Issu de cette dernière formation, Soum Bill crée en 1993 Les Salopards qui marquent les esprits par leurs prises de position dans des chansons à fortes connotations socio-politiques, inscrivant ce courant sur la liste des musiques à messages, à l’image du reggae (y compris ivoirien, porté par Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly) ou du rap. Sans oublier une dose d’humour ou d’autodérision.
Pour véhiculer leurs idées, les artistes utilisent volontiers le vocabulaire nouchi, cette langue populaire ou parler argotique qui s’est développé en milieu urbain et puise dans de nombreux dialectes. Avec pour effet de susciter une adhésion plus large auprès de leurs compatriotes. “Les pionniers de la musique nationale chantèrent en français, en anglais ou en langues nationales, pour des publics qui semblaient clivés et irréconciliables. Le zouglou devient musique nationale par sa capacité à exprimer les problèmes sociaux des Ivoiriens dans une langue spécifique, le français populaire ivoirien, émaillée de nouchi”, estime l’universitaire renommé Yacouba Konaté dans les Cahiers d’études africaines en 2002.
Instabilité politique et exils
Le renversement par les militaires du successeur d’Houphouët-Boigny crée une nouvelle situation en 1999 pour les acteurs de la scène zouglou, jusqu’alors dans l’opposition. Certains ne résistent pas à la générosité du nouveau régime et chantent en contrepartie ses louanges. La période d’instabilité qui se traduit par une succession de chefs d’État (Henri Konan Bédié, Robert Guéi, Laurent Gbagbo) en trois ans ne manque pas d’inspirer : “Tu demandes le matin, on te dit que c’est Henri/Le soir, c’est Laurent. Mais Robert était là à midi”, chante Espoir 2000 dans Africain Président.
La situation de guerre civile dans laquelle s’enfonce le pays à partir de 2004 change la donne. La division géographique fait pencher le zouglou au Sud, que contrôle Laurent Gbagbo. « Nombre de chanteurs zouglou, s’alliant au pouvoir, vont donner dans ce qu’il est convenu d’appeler le « zouglou patriotique » […], partisan et instrumentalisé », analyse Anicet Boka dans Coupé-décalé : le sens d’un genre musical en Afrique.
En parallèle, un autre style musical vient d’apparaitre et séduit les Ivoiriens. Ce nouveau rythme, en cette période troublée et tendue, ne s’embarrasse pas de considérations politiques : le coupé-décalé assume sa totale légèreté, son culte de la frime et du fric. Aux antipodes du zouglou, dont l’influence diminue de fait, avant de faire les frais de la défaite de son champion en 2010.
« Après la crise postélectorale et l’arrestation de Laurent Gbagbo, la plupart de ses soutiens parmi lesquels de nombreux artistes prennent le chemin de l’exil […] La majorité des artistes restés en Côte d’Ivoire et soupçonnés de connivence avec le « dictateur » Laurent Gbagbo font profil bas », rappelle Germain-Arsène Kadi dans le récent ouvrage La Révolte du zouglou de Côte d’Ivoire – 30 ans de revendications (1991-2021).
Magic System en chef de file
La Caravane de la réconciliation, collectif d’artistes qui sillonne le pays en 2012 avec entre autres Magic System et le duo Yodé & Siro, participe à instaurer un climat d’apaisement, qui permet à la scène zouglou de reprendre de la vigueur. Une nouvelle génération émerge, fidèle au cadre posé par ses aînés, mais apportant une touche plus contemporaine dans les sons : Les Patrons, Révolution ou encore Magic Diezel assurent la continuité d’un genre qui a fêté ses trente ans en 2020 lors d’un grand concert au stade universitaire de Cocody réunissant quelques-uns de ses meilleurs représentants.
L’anniversaire est aussi l’occasion de dresser un bilan : le dynamisme du mouvement et sa remarquable capacité de résilience, à l’échelle ivoirienne, ne se sont pas traduits sur le plan international. La locomotive Magic System continue à tirer seule les wagons zouglou, bien que les rails sur lesquels elle roule ne soient plus faits du même matériau, à l’instar de la fonction et de la position artistique qu’occupait Bob Marley à l’égard du reggae jamaïcain.
La très faible féminisation des effectifs ne passe pas non plus inaperçue, même si aujourd’hui Roseline Layo est sous les projecteurs du web (Donnez-nous un peu a été vu plus de huit millions de fois). Pourtant, Les Zouglounettes se sont fait entendre dès les premières années du zouglou, suivies par Les Copines ou encore Les Avocates. Avec Série M (pour « mécanicien, menuisier, maçon, menteur »), celles-ci répliquaient au titre Série C d’Espoir 2000, reléguant les ambitions des femmes dès leur plus jeune âge au triptyque « coiffure, coiffure, chômage » ! Dans un autre registre, Didier Bilé relate les déboires d’un homme victime d’une infatigable “casseuse de reins” sur Zizi (dont la mélodie est aussi celle de Papitou, sur le tout premier album de Magic System). Autant d’allusions et de clichés qui font le folklore du zouglou. Tantôt savoureux, tantôt grinçant. Jamais fade.
Un dossier réalisé par RFI
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